vendredi 14 avril 2023

Le Temps : A la CDEH, le gouvernement bricole avec le climat

 

 

  Les Aînées pour la protection du climat ont été entendues ce 29 mars par la Cour européenne des droits de l’homme: elles attaquent la Suisse pour son inaction climatique et pour les conséquences de cette négligence sur leur santé. En juriste, le représentant du gouvernement fédéral a argué de l’irrecevabilité de la plainte. Il s’est pourtant aussi comporté en politique, agissant au nom du «gouvernement».
   La surprise est venue lorsqu’il s’est aventuré sur des considérations climatiques. Deux arguments à la fois contradictoires et irrecevables se sont télescopés dans son propos.Le premier consiste à dire que la Suisse émet une proportion minime de gaz à effet de serre. Elle n’aurait «pas de chance réelle» d’oeuvrer contre le dérèglement climatique. Le second consiste à dire qu’en dépit de cette impuissance, la Suisse «ne nie pas qu’elle doit faire sa part».
   Arithmétiquement parlant, une multiplication par zéro est égale à zéro: si la Suisse n’a aucune «chance réelle», la part qui lui incombe sera nulle. A la décharge du représentant du gouvernement suisse, on dira que les juristes sont souvent fâchés avec les mathématiques… A sa charge, on notera que le même gouvernement, le 4 avril, annonçait fièrement qu’une résolution suisse avait été adoptée par le Conseil pour les droits de l’homme. Cette résolution portait sur le droit à un environnement sain et durable. On ne saurait mieux illustrer la contradiction entre l’affirmation de grands principes et l’indifférence face à leur application.
   Voici quelques faits. Les émissions annuelles directes de la Suisse, en chiffres absolus,sont d’environ 40 millions de tonnes équivalent CO2 en 2020. Cela équivaut à 4,39 tonnes par personne, plus du double de ce qui serait nécessaire pour respecter l’accord de Paris – dont notre pays est signataire, et alors que cet accord ne permet même pas de respecter les deux degrés centigrades d’augmentation des températures. Pour ralentir le dérèglement climatique, il serait nécessaire d’émettre moins d’une tonne d’équivalent CO2 par habitant. Et voilà qu’un communiqué de l’Office fédéral de l’environnement reconnaît, ce 11 avril, «une légère hausse des émissions de gaz à effet de serre en 2021». La Suisse fait-elle sa part?
   Non, d’autant que c’est un truisme de rappeler que les émissions directes ne sont  qu’une partie de l’empreinte carbone effective. La Suisse importe habits, équipements domestiques, outils de travail, véhicules, etc., qui sont nécessaires à la vie en commun. La véritable empreinte de nos comportements exige que l’on en tienne compte et que l’on multiplie par trois le chiffre des émissions directes. Selon l’Office fédéral de la statistique lui-même, «l’empreinte gaz à effet de serre de la Suisse s’élevait à 103 millions de tonnes d’équivalent CO2, dont 66% étaient émis à l’étranger». Cela porte les émissions de gaz à effet de serre par habitant-e en Suisse à 13 tonnes. Le jour du dépassement (le moment de l’année où l’on a épuisé les ressources planétaires renouvelables) en Suisse est en mai, alors qu’à l’échelle de la planète il tombe fin juillet.
   Ajoutons une note éthique. La rhétorique tenue devant la CEDH équivaut à dire: «j’agirai lorsque les autres auront bougé». Rappelons «l’impératif catégorique » de la philosophie classique: nos actions devraient être jugées au critère de leur possible généralisation. Ne pas agir contre le dérèglement climatique, sous prétexte que notre action n’aurait pas de «chance réelle» de le combattre, cela revient en réalité à contribuer activement à la dégradation du climat et de l’environnement.
   Quel motif a conduit le représentant du gouvernement devant la CEDH à quitter  l’argumentation juridique et à s’aventurer dans une si piteuse diatribe politicienne? Soyons charitables, retenons l’hypothèse que le Conseil fédéral souhaite perdre devant la cour et qu’il a suggéré à son représentant d’user de raisonnements climatiques confinant à l’ineptie. Faisons preuve de plus de mansuétude encore: il lance ainsi idéalement la campagne en faveur de la «loi climat» que nous voterons le 18juin.


lundi 3 avril 2023

24H L'invité ; "C’est de l’habitabilité de la Terre qu’il s’agit"

 

Opinion|   L’invité:  Jean Martin ,  Publié : 29.3.2023

 

C’est de l’habitabilité de la Terre qu’il s’agit

À l’approche du «jour du dépassement», Jean Martin enjoint de renforcer le cadre légal en Suisse pour laisser une planète simplement vivable aux futures générations.

 

Le 13 mai prochain sera le «jour du dépassement» (Overshoot Day). Si cette notion fait l’objet de certaines critiques - toute notion à visée globalisante a ses limites -, son intérêt de principe, y compris pédagogique, est reconnu. De nombreux événements retiendront l’attention, car ce jour-là nous, habitants de la Suisse, aurons épuisé les ressources que la Terre met à notre disposition pour l’année entière! Autrement dit: il faudrait grosso modo trois planètes pour vivre à long terme à la manière suisse. À la mode de Dubaï, il en
faudrait près de dix!

«La dégradation du milieu, y compris de la biodiversité, n’est pas un mauvais rêve qui va passer.»

Certains jugent qu’on parle trop de dérèglement climatique. On pourrait compatir à leur «fatigue», mais le rapport du GIEC sorti ces jours rappelle les faits… Peu riantes perspectives. «Celui qui pense qu’une croissance exponentielle infinie est possible dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste», a dit le scientifique américain Kenneth Boulding. Or, tout se passe comme si, à de louables exceptions près, nos décideurs ne voulaient pas savoir ce qui est évident pour un enfant de 6 ans.

S’agissant de consommation de ressources, qu’en est-il de la fameuse rationalité constante de nos comportements dont l’économie classique fait une clé de voûte du «système»? Les limites de cette supposée rationalité sautent aux yeux quand nous sommes poussés ou désorientés par des forces qui perturbent lourdement notre autonomie – publicités, propagandes massives voire trompeuses, réseaux sociaux, influenceurs…

Il y a des évolutions positives

Dans son ouvrage de 2022 «Ethnographies des mondes à venir», l’anthropologue Philippe Descola, après avoir vécu en Amazonie, relève que «les Achuar et d’autres peuples offrent un vivant démenti à l’idée d’une universalité de l’Homo œconomicus, réputé obsédé par la recherche d’une maximisation de ses avantages économiques». Sur l’enjeu climatique, il y a des évolutions positives: dans les communes, des commissions en nombre croissant sont chargées de se préoccuper de durabilité et d’environnement. Des soutiens sont accordés pour nous aider à être moins énergivores. Il y a les Plans climat de villes et de cantons, la loi sur l’énergie récemment adoptée. Et le peuple suisse votera le 18 juin sur la loi climat revisitée après l’échec de la loi CO₂.

La dégradation du milieu, y compris de la biodiversité, n’est pas un mauvais rêve qui va passer. Les dégâts ne sont pas encore très visibles «à l’œil nu», mais il est certain qu’on ne pourra pas revenir à la situation d’il y a un demi-siècle. Et le médecin que je suis note que les maladies et les morts en découlant seront un multiple élevé de ce qu’a causé le Covid-19. Le défi, le mot est très adéquat, consiste à maintenir l’habitabilité de la Terre, sans rêver à émigrer sur une autre planète! Voulons-nous faire le nécessaire pour que la génération qui vient existe dans un monde encore - simplement - habitable?